Savinien Cyrano de Bergerac (1619 - 1655) La Mort d'Agrippine, Tragédie en cinq Actes, Acte IIIe, Scènes III - IV

Publié le par Enguerrand

Scène III.

Tibère, Agrippine, Sejanus.

 

Agrippine, continue sans voir Sejanus.

 

Sejanus te trahit,

Il empiète à pas lents ton trône, et l’envahit,

Il gagne à son parti les familles puissantes,

Il se porte hériter des maisons opulentes,

Il brigue contre toi la faveur du Sénat.

 

Sejanus, bas.

 

O Dieux ! elle m’accuse !

 

Agrippine.

 

Il renverse l’Etat.

Il sème de l’argent parmi la populace.

 

Sejanus, bas à Agrippine en se jetant aux pieds de l’empereur.

 

Nous périrons, Madame, et sans implorer grâce.

Oui, Seigneur, il est vrai, j’ai conjuré.

 

Tibère.

 

Qui ? toi !

 

Agrippine.

 

On peut te dire pis encor de lui, de moi :

Mais à de tels rapports il est d’un prince sage

De ne pas écouter un faible témoignage.

 

Sejanus, bas.

 

Imprudent qu’ai-je fait ? tout est désespéré.

 

Tibère.

 

Mais enfin, Sejanus lui-même a conjuré,

Il l’avoue.

 

Sejanus.

 

Oui, Seigneur.

 

Tibère.

 

L’eussiez-vous cru, princesse ?

 

Sejanus.

 

J’ai conjuré cent fois ta profonde sagesse,

De ne point écouter ces lâches ennemis

Qui  te rendent suspects Agrippine et son fils ;

Ne souffre pas, Seigneur, qu’une âme déloyale

Dégorge son venin sur la maison royale,

Tout le palais déjà frémit de cet affront,

Et ta couronne même en tremble sur ton front,

Rome en est offensée, et le peuple en murmure,

Préviens de grands malheurs, César, je t’en conjure !

Je t’en conjure encor par l’amour des Romains,

Et par ces tristes pleurs dont je mouille tes mains.

 

Tibère.

 

Comment.

 

Sejanus.

 

Tes légions qui s’approchent de Rome,

Réveillent en sursaut la ville d’un grand somme ;

Elle croit que tu veux abreuver ses remparts

De ce qui reste encor du sang de nos Césars,

Et qu’après tant que ta soif se destine,

Tu viens pour te baigner dans celui d’Agrippine.

Le peuple en tous ses bras commence à se mouvoir,

Il fait aux plus sensés tout craindre et tout pouvoir :

Pour te l’ôter de force il résout cent carnages,

Autour de ton palais il porte ses images,

Il brave, il court, il crie, et presque à ton aspect,

Menace insolemment, de perdre tout respect,

Etouffe en son berceau la révolte naissante.

 

Tibère. (il arrête Agrippine qui veut sortir)

 

Agrippine arrêtez, si le désordre augmente,

Un désaveu public aux yeux de ces mutins,

En vous justifiant, calmera nos destins,

Vos efforts feront voir si le ver qui vous ronge,

Méditait le récit d’un complot ou d’un songe,

Eteignez au plutôt le feu que je prévois,

Ou bien résolvez-vous de périr avec moi,

(Se tournant vers Sejanus)

C’est pour l’intimider, les rayons de ma vue,

Comme ceux du soleil, résoudront cette nue.

 

Sejanus.

 

Il serait à propos qu’on te vit escorté.

De grands desseins par là souvent on avorté.

 

Scène IV.

Sejanus, Agrippine, Cornélie.

 

Sejanus.

 

Que vous m’avez fait peur ?

 

Agrippine.

 

Que vous m’avez troublée ?

Je sens mon âme encor de surprise accablée ?

Confesser au tyran la conjuration ?

 

Sejanus.

 

Mais vous, lui révéler la conspiration ?

J’ai cru votre cœur vous prenait pour un autre.

J’en ai senti mon front rougir au lieu du votre,

Et j’appelais déjà la mort avec fierté,

Pour épargner ma honte à votre lâcheté,

Pour en perdre au tombeau la funeste mémoire,

Et pour ne pas enfin survivre à votre gloire :

Oui, j’allais sans lâcher ni soupir ni sanglot,

Moi seul pour mourir seul m’accuser du complot,

Et vous justifiant, quoique mon ennemie,

Combler par mon trépas votre nom d’infamie.

 

Agrippine.

 

Vous m’offensez cruel, par cet emportement,

Mon amour en dépôt vous tient lieu de serment,

Puisque c’est une loi du Dieu qui nous assemble,

Que si vous périssez, nous périssons ensemble.

 

Sejanus.

 

Si j’ai de grands soupçons, ce n’est pas sans sujet,

Ce que j’espère est grand, et mon sort est abject,

Vous faites relever le bonheur de ma vie,

D’un bien que l’Univers regarde avec envie,

Et c’est pourquoi je tremble au front de l’Univers,

Quand dessus mon trésor je vois tant d’yeux ouverts,

Oui, j’ai peur qu’Agrippine ici bas sans seconde,

Elevée ai sommet de l’empire du monde,

Comme un prix de Héros, comme une autre Toison,

Ne réchauffe le sang de quelque autre Jason,

Et cette peur, hélas ! doit bien être soufferte

En celui que menace une si grande perte.

 

Agrippine.

 

Non, croyez, Sejanus, avec tous les humains,

Que je ne puis sans vous achever mes desseins,

Et que vous connaîtrez dans peu comme moi-même,

Si véritablement Agrippine vous aime.

 

Sejanus.

 

Enfin, quoique César puisse faire aujourd’hui,

La peur dont j’ai tremblé retombera sur lui,

Il faut que je me rende auprès de sa personne,

De peur qu’un entretien si secret ne l’étonne,

Vous sortez en public pour tromper le tyran,

Et guérissez un mal qui n’est pas assez grand ;

Contre trois légions qui frappent à nos portes,

Tous le prétoriens et cinquante cohortes,

Nos gens épouvantés ne feraient que du bruit,

Et n’en recueilleraient que la mort pour tout fruit,

Attendons que l’aspect d’un astre moins contraire,

Dedans son île infâme entraîne encor Tibère,

Publié dans Poésies et Théâtre

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