Savinien Cyrano de Bergerac (1619 - 1655) La Mort d'Agrippine, Tragédie en cinq Actes, Acte IIIe, Scènes V - VI

Publié le par Enguerrand

Scène V.

Agrippine, Cornélie, Livilla.

 

Livilla.

 

La discorde allumant son tragique flambeau,

Vous consacre, Madame, un spectacle assez beau,

Et je viens comme sœur, prendre part à la joie,

Que lassé de vos maux le destin vous envoie,

Le peuple soulevé pour un exploit si grand,

Vous tient comme en ses bras à couvert du tyran,

Et ce transport subit aveugle et plein de zèle,

Témoigne que les Dieux sont de votre querelle.

 

Agrippine.

 

Les Dieux sont obligez de venger mon époux ;

Si les Dieux ici bas doivent justice à tous,

Deux partis ont chargé leur balance équitable,

Agrippine outragée, et Tibère coupable.

 

Livilla.

 

Pour se bien acquitter ils vous couronneront.

 

Agrippine.

 

Ils s’acquitteront bien quand ils me vengeront,

C’est la mort que je veux, non le rang du monarque.

 

Livilla.

 

Se joindre à Sejanus n’en est pas une marque.

 

Agrippine.

 

Je fais encore pis, je me joins avec vous.

 

Livilla.

 

Vous nous aviez longtemps caché votre courroux.

 

Agrippine.

 

Je règle à mon devoir les transports de mon âme.

 

Livilla.

 

Au devoir en effet vous réglez votre flamme :

Car comme l’amour seul est le prix de l’amour,

Sejanus vous aimant, vous l’aimez à son tour.

 

Agrippine.

 

Il vous sied mieux qu’à moi d’aimer un adultère,

Après l’assassinat d’un époux et d’un frère.

 

Livilla.

 

Sont-ils ressuscités pour vous le relever ?

 

Agrippine.

 

S’ils sortaient du cercueil, ils vous feraient trembler.

 

Livilla.

 

Cette ardeur dont j’embrasse, et presse leur vengeance

De l’envie et de vous sauve mon innocence.

 

Agrippine.

 

Si sans exception votre main les vengeait,

Vous verseriez du sang qui vous affaiblirait :

Mais quand vous vengerez leurs ombres magnanimes,

Vous les dérobez tout au moins deux victimes.

 

Livilla.

 

Vous pourriez m’attendrir par de telles douleurs,

Qu’enfin j’accorderait Sejanus à vos pleurs.

 

Agrippine.

 

Si m’en faisant le don vous faites un miracle,

J’en promets à vos yeux le tragique spectacle :

Mais il vous est utile, et vous le garderez,

Pour le premier époux, dont vous vous lasserez.

 

Livilla.

 

Quiconque ose inventer ce crime abominable,

Du crime qu’il invente il a l’esprit capable.

 

Agrippine.

 

Votre langue s’emporte, apaisez sa fureur,

Ce n’est pas le moyen d’acquérir un vainqueur,

Que vous dites m’aimer, avec tant de constance :

Car s’il m’aime, il reçoit la moitié de l’offence.

 

Livilla.

 

Son mérite est trop grand pour pouvoir m’exprimer :

Mais Tibère étant mort, que nous avons en butte,

Sejanus à son tour fera notre dispute,

Il doit être immolé pour victime entre nous,

Ou bien de votre frère, ou bien de mon époux,

Adieu donc, et de peur que dans la solitude,

Votre jaloux soupçon n’ait de l’inquiétude,

J’engage à ma parole un solennel serment,

Que je sors sans dessein d’aller voir votre amant.

 

Scène VI.

Livilla, seule.

 

Dites, dites le votre, Agrippine infidèle,

Qu ide Germanicus oubliant la querelle,

Devenez sans respect des droits de l’amitié.

De son lâche assassin l’exécrable moitié.

Femme indigne du nom que soutient votre race,

Et qui du grand Auguste avez perdu la trace,

Rougissez en voyant votre époux au tombeau,

D’étouffer sa mémoire au lit de son bourreau ?

Mais que dis-je, insensée, ah ! mon trouble est extrême !

Ce reproche honteux rejaillit sur moi-même,

Puisque de rang égal, et filles d’empereurs,

Nous tombons elle et moi dans les mêmes erreurs.

Elle aime ce que j’aime, et quoique je contemple

De lâche dans son cœur, son cœur suit mon exemple,

Et puis il s’est donné, mais le traître est-il sien,

M’ayant fait sa maîtresse, a-t-il droit sir mon bien ?

Non, si par son Hymen ma naissance j’affronte,

J’en cueillerai la gloire ayant semé la honte,

Pour me le conserver je hasarderai tout,

Je n’entreprendrai rien que je ne pousse à bout.

Rien par qui dans sa mort mon bras ne se signale.

Si je puis découvrir qu’il serve ma rivale.

Qu’il y pense, ou bientôt des effets inhumains

Feront de son supplice un exemple aux Romains ;

Oui, par les Dieux vengeurs, lâche, je te proteste,

Si ton manque de foi me paraît manifeste,

Qu’avant que le soleil ait son char remonté,

Tu seras comme ceux qui n’ont jamais été.

 

Fin du troisième Acte

Publié dans Poésies et Théâtre

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