Savinien Cyrano de Bergerac (1619 - 1655) La Mort d'Agrippine, Tragédie en cinq Actes, Acte IIIe, Scènes I - II

Publié le par Enguerrand

Acte III

Scène première.

 

Agrippine, Cornélie.

 

Agrippine.

 

Sanglante ombre qui passe et repasse à mes yeux,

Fantôme dont le vol me poursuit en tous lieux,

Tes travaux, ton trépas, ta lamentable histoire,

Reviendront-ils sans cesse offenser ma mémoire ?

Ah ! trêve, cher époux, si tu veux m’affliger,

Prête-moi pour le moins le temps de te venger.

 

Cornélie.

 

Il vient vous consoler de sa cruelle absence.

 

Agrippine.

 

Il vient, il vient plutôt me demander vengeance ;

Te souvient-il du temps qu’au fort de ses douleurs,

Couronné dans son lit de ses amis en pleurs,

Il criait, ô Romains, cachez-moi cette offrande,

C’est un bras, non des yeux, que mon sort vous demande.

Mes plus grands ennemis n’ont rien tant désiré,

Que de me voir un jour digne d’être pleuré.

A de plus hauts pensers élevez donc votre âme,

Pleurer Germanicus, c’est le venger en femme,

On me plaindra partout où je suis renommé :

Mais pour vous, vengez-moi si vous m’avez aimé ;

Car, comme il est honteux à qui porte ne épée,

D’avoir l’âme à pleurer mollement occupée,

Su du sang répandu sont les pleurs d’un Romain,

J’espère que vos yeux seront dans votre main :

Forcez donc mes bourreaux de soupirer ma perte,

C’est la seule douleur qui me doit être offerte ;

Oui, cherchez, poursuivez, jusqu’à la terre ouvrir,

La terre parlera pour vous les découvrir.

Que par les yeux sanglants de cent mille blessures,

Leurs corps défigurés pleurent mes aventures,

Et que Pison le traître : A ce mot de Pison,

Son âme abandonna sa mortelle prison,

Et s’envola mêlée au nom de ce perfide,

Comme pour s’attacher avec son homicide :

Enfin je l’ai vu pâle, et mort entre mes bras,

Il demanda vengeance, et ne l’obtiendrait pas !

Un si lâche refus !

 

Cornélie.

 

L’aimez-vous ?

 

Agrippine.

 

Je l’adore.

 

Cornélie.

 

Madame, cependant Tibère vit encore.

 

Agrippine.

 

Attends encore un peu, mon déplorable époux,

Tu le verras bientôt expirant sous mes coups,

Et ravi par le sort aux mains de la Nature,

Son sang à gros bouillons croître chaque blessure.

Son esprit par le fer, dans son siège épuisé,

Pour sentir tout son mal en tous lieux divisé,

Entre cent mil éclairs de l’acier qui flamboie,

Gémissant de douleur, me voir pâmer de joie,

Et n’entendre, percé de cent glaives aigus,

Que l’effroyable nom du grand Germanicus,

Qu’il est doux au milieu des traits qu’on nous décoche,

De croie être offensé quand la vengeance approche,

Il semble que la joie au milieu de mes sens,

Reproduise mon cœur partout où je la sens ;

Pour former du tyran l’image plus horrible

Chaque endroit de mon corps devient intelligible

Afin que toute entière en cet accès fatal,

Je renferme, je sente et comprenne son mal,

Usurpant les devoirs de son mauvais génie,

Je l’attache aux douleurs d’une lente agonie ;

Je compte ses sanglots, et j’assemble en mon sein

Les pires accidents de son cruel destin ;

Je le vois qui pâlit, je vois son âme errante,

Couler dessus les flots d’une écume sanglante.

L’estomac enfoncé de cent coups de poignard,

S’il pense de sa main boucher une blessure,

Son âme s’échapper par une autre ouverture :

Enfin ne pouvant pas m’exprimer à moitié,

Je le conçois réduit à me faite pitié.

Vois quels transports au sein d’une femme offensée,

Cause le souvenir d’une injure passée,

Si la fortune instruite à me désobliger

M’ôtait tous les moyens de me pouvoir venger,

Plutôt que me résoudre à vaincre ma colère,

Je m’irais poignarder, dans les bras de Tibère,

Afin que soupçonné de ce tragique effort,

Il attirât sur lui la peine de ma mort.

Au moins dans les Enfers j’emporterais la gloire

De laisser quoique femme, un grand non dans l’histoire :

Mais le discours sied mal à qui cherche du sang.

 

Cornélie.

 

Vous !

 

Agrippine.

 

Oui moi, de César je veux percer le flanc,

Et jusque sur son trône hérissé d’hallebardes,

Je veux, le massacrant au milieu de ses gardes,

Voir couler par ruisseaux de son cœur expirant,

 Tout le sang corrompu, dont se forme un tyran.

 

Scène II.

Tibère, Agrippine, Cornélie.

Troupe de Gardes.

 

Tibère, la surprenant.

Poursuivez.

 

Agrippine.

 

Quoi, Seigneur ?

 

Tibère.

 

Le propos détestable

Où je vous ai surpris.

 

Agrippine.

 

Ah ! ce propos damnable,

D’une si grande horreur tous mes sens travailla,

Que l’objet du fantôme en sursaut m’éveilla.

 

Tibère.

 

Quoi ! cela n’est qu’un songe, et l’horrible blasphème

Qui choque des Césars la majesté suprême,

Ne fut dit qu’en dormant ?

 

Agrippine.

 

Non, César, qu’en dormant :

Mais les Dieux qui pour lors nous parlent clairement,

Par de certains effets, dont ils meuvent les causes ;

En nous fermant les yeux nous font voir toutes choses ;

Ecoute donc, Seigneur, le songe que j’ai fait,

Afin que le récit en détourne l’effet.

Je réclamais des Dieux la sagesse profonde,

De régir par tes mains les affaires du monde,

Quand les sacrés Pavots qui nous tombent des cieux,

D’un sommeil prophétique ont attaché mes yeux ;

Après mille embarras d’espèces mal formées,

Que la chaleur vitale entretient de fumées,

Je ne sais quoi de blême et qui marchait vers moi,

A crié par trois fois, César, prends garde à toi.

Un grand bruit aussitôt m’a fait tourner visage,

Et j’ai vu de César la pâlissante image,

Qui courait hors d’haleine en me tendant les bras,

Oui, César, je t’ai vu menacé du trépas.

Mais comme à ton secours je volais, ce me semble,

Nombre de meurtriers qui couraient tous ensemble,

T’ont percé sur mon sein, Brutus les conduisait,

Qui loin de s’étonner du grand coup qu’il osait,

Sur son trône, a-t-il dit, hérissé d’hallebardes,

Je veux, le massacrant au milieu de ses gardes,

Voir couler par ruisseaux de son cœur expirant

Tout le sang corrompu dont se forme un tyran.

J’en était là Seigneur, quand tu m’as entendu.

 

Tibère.

 

La réponse est d’esprit et n’est pas mal conçue.

 

Agrippine.

 

Ha, César, il n’est plus d’asile en ta maison,

Quoi ! tu tiens pour suspects de fer et de poison

Jusqu’à tes parents, avec qui la nature

T’attache par des nœuds d’immortelle tissure ;

Connais mieux Agrippine, et cesse d’opprimer,

Avec ceux que ton sang oblige de t’aimer,

Ceux que soutient ton rang. Sejanus par exemple,

Superbe, sanguinaire, homme à brûler un temple,

(Sejanus entre sans être vu d’Agrippine ni de Tibère.)

Mais qui pour ton salut accepterait la mort,

Ne peut être accusé ni soupçonné qu’à tort.

Et cependant, César, un fourbe, un lâche, un traître,

Pour gagner en flatteur l’oreille de son maître,

Peut te dire aujourd’hui.

Publié dans Poésies et Théâtre

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