Hercule Savinien Cyrano de Bergerac (1619 - 1655) La Mort d'Agrippine Tragédie en cinq Actes, Acte V, Scènes I - III

Publié le par Enguerrand

Acte V.

Scène première.

 

Tibère, Livilla, Furnie.

 

Tibère.

 

Un homme qu’en dormant la fortune éleva.

 

Livilla.

 

Que de l’obscurité ton amitié sauva.

 

Tibère.

 

Sejanus, dont la tête, unie à ma personne,

Emplissait avec moi le rond de ma couronne,

En vouloir à mes jours ? Il en mourra l’ingrat ;

 

Livilla.

 

Par sa punition, assure ton état.

 

Tibère.

 

Je veux qu’en son trépas la Parque s’étudie,

A prolonger sa peine au delà de sa vie :

Qu’il meure et qu’un sanglot ne lui soit point permis,

Qu’il arrête les yeux de tous ses ennemis,

Et qu’il soit trop peu d’un pour la douleur entière,

Dont il doit servir seul d’espace et de matière.

 

Livilla.

 

A quelque extrémité qu’il aille son châtiment,

Tu venges d’un traître encor trop doucement :

Mais ! Seigneur, sans péril le pourras-tu détruire,

Et n’est-il plus, le lâche, en état de nuire.

 

Tibère.

 

Il est pris le superbe, on instruit son procès,

Et je le vois trembler de son dernier accès ;

Aussitôt que ta bouche à l’état secourable,

M’eut découvert l’auteur de ce crime exécrable,

Pour l’éloigner des siens avec moins d’éclat,

J’ai fait dans mon palais assembler le Sénat ;

Mais c’est avec dessein d’attirer ce perfide,

Et pouvoir en ses yeux lire son parricide.

Les convoqués sont gens à ma dévotion :

Le consul est instruit de mon intention :

On fait garde partout, et partout sous les armes

Les soldat tient la ville, et le peuple en alarmes :

Cependant au palais le coupable arrêté,

Et du rang de tribun par ma bouche flatté,

Vient d’entrer au Sénat pour sortir au supplice ;

Il n’a plus d’autres lieux à voir qu’un précipice.

 

Livilla.

 

Seigneur, et d’Agrippine en a-t-on résolu ?

Tu dois l’exterminer de pouvoir absolu :

Cet esprit insolent d’un trop heureux mensonge,

Croit t’avoir sur son crime endormir par un songe.

 

Tibère.

 

Ce songe fabuleux ne m’a point endormi,

Au dessein de la perdre, il m’a plus affermi :

De l’attentat qui trouble une âme embarrassée,

La parole est toujours auprès de la pensée,

Et le cœur agité par quelque grand dessein,

Ebranle malgré soi la bouche avec le sein.

Non, ma fille, elle court à son heure dernière,

Et sans qu’elle le sache, on la tient prisonnière :

J’ai corrompu ses gens, dont l’escorte sans foi

La garde jour et nuit non de moi, mais pour moi ;

Et ses plus confidents que mon épargne arrête,

A mes pieds si je veux apporteront sa tête :

Mais je la flatte afin que son arrêt fatal,

Quand il la surprendra lui fasse plus de mal.

 

Scène II

Nerva, Tibère, Livilla.

 

Nerva.

 

Seigneur, il est jugé ; quand on a lu ta lettre,

Sans que pour lui personne aie osé s’entremettre,

Comme si son malheur était contagieux,

Chacun de son visage a détourné les yeux ;

Ce puissant Sejanus, si grand, si craint naguère,

Cette divinité du noble et du vulgaire,

A qui le peuple au temple appendait des tableaux,

A qui l’on décernait des triomphes nouveaux,

Qu’on regardait au trône avec idolâtrie,

Nommé par le Sénat, Père de la Patrie,

Dans un corps où pour tel chacun l’avait tenu,

N’a point trouvé d’enfants qui l’aient reconnu ;

Ils l’ont condamné tous d’une voix unanime,

Au supplice du roc pour expier son crime :

Ce coupable est déjà dans la cour descendu,

Où par l’exécuteur ton ordre est attendu.

 

Livilla.

 

César au nom des Dieux, commande qu’on l’amène,

Il importe à ta vie, il importe à ma haine,

Qu’autant le coup fatal nous puissions nous parler ;

Car j’ai d’autres secrets encor à révéler.

 

Tibère.

 

Fais qu’il monte, Nerva.

 

Scène III.

Tibère, Livilla.

 

Livilla.

 

Cette haute indulgence

Me surprend et m’oblige à la reconnaissance ;

Afin donc que Cèsar demeure satisfait,

Et que ma courtoisie égale son bienfait,

Je lui veux découvrir le plus grand des complices.

 

Tibère.

 

Par son nom, Livilla, couronne tes services.

 

Livilla.

 

Ouvre les yeux sur moi tyran, c’est Livilla ;

 

Tibère.

 

La fureur de ma bru passerait jusque là ?

 

Livilla.

 

Appelles-tu fureur un acte de justice ?

 

Tibère.

 

Donc de mon assassin, ma fille est la complice ?

 

Livilla.

 

Non, je ne la suis pas, Tibère, il est le mien ;

J’ai formé l’attentat, mais le malheur est sien,

Du massacre d’un monstre il sort assez d’estime,

Pour disputer l’honneur d’en avoir fait le crime :

Oui, ce fut moi, tyran, qui l’armai contre toi.

 

Tibère.

 

La femme de mon fils conspirer contre moi ?

 

Livilla.

 

Mois femme de ton fils, moi fille de ton frère,

J’allais te poignarder, toi mon oncle et père,

Par cent crimes, en un me donner le renom

De commettre un forfait qui n’eut point eu de nom ;

Moi ta nièce, ta bru, ta cousine, ta fille,

Moi qu’attachent par tout les nœuds de ta famille,

Je menais en triomphe à ce coups inhumain,

Chacun de tes parents t’égorger par ma main ;

Je voulais profaner du coup de ma vengeance

Tous les degrés du sang, et ceux de l’alliance,

Violer dans ton sein la nature et la loi :

Moi seule révolter tout ton sang contre toi ;

Et montrer qu’un tyran dans sa propre famille,

Peut trouver un bourreau, quoiqu’il n’ait qu’une fille,

J’ai tué mon époux ; mais j’eusse encor fait pis,

Afin de n’être plus la femme de ton fils.

Car j’avais dans ma couche à ton fils donné place,

Pour être en mes enfants maîtresse de ta race,

Et pouvoir à mon gré répandre tout ton sang,

Lors qu’il serait contraint de passer par mon flanc :

Si je t’ai découvert la révolte secrète,

Dont ce couple maudit complotait ta défaite ;

C’est que mon cœur jaloux de leurs contentements,

N’a peu que par le fer désunir ces amants ;

Et dans mon désespoir si je m’accuse encore,

C’est pour suivre au tombeau, Sejanus que j’adore ;

Ose donc, ose donc quelque chose grand,

Je brûle de mourir par les mains d’un tyran.

 

Tibère.

 

Oui, tu mourras, perfide ; Et quoique je t’immole,

Pour punir ta fureur, je te tiendrai parole ;

Tu verras son supplice, il accroîtra ton deuil,

Tes regards étonnés le suivront au cercueil :

Il faut que par tes yeux son désastre te tue,

Et que toute sa mort se loge dans ta vue :

Observez-la, soldats, faites garde en ces lieux ;

Et pendant les transports de leurs tristes adieux,

Qu’on la traîne à la mort, afin que sa tendresse

Ne pouvant s’assouvir, augmente sa tristesse.

Publié dans Poésies et Théâtre

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