Savinien Cyrano de Bergerac (1619 - 1655), La Mort d'Agrippine, Tragédie en cinq Actes, Acte IV, Scène IVe

Publié le par Enguerrand

Scène IV.

Sejanus, Livilla.

 

Livilla.

 

Si le sort veut pas que je meure d’amour,

Ni que sans votre aveu je sois privé du jour,

Du moins je vous dirai jusqu’au soupir extrême,

Voyez mourir d’amour Sejanus qui vous aime :

Mais toi me hais-tu, lâche, autant que je te hais,

Et que veut ma fureur te haïr désormais ?

Tu l’as pris pour moi, cette aimable princesse,

Ti pensait me parler et me faire caresse :

Comme je suis pour toi de fort mauvaise humeur,

Tu prenais des leçons à fléchir ma rigueur ;

Ingrat tu punis bien ce que fit mon courage,

Quand je sacrifiai mon époux à ta rage.

Est-ce trop peu de chose, et pour te mériter,

A des crimes plus grands faut-il encor monter ?

J’ai tué mes neveux, j’ai fait périr mon frère,

Et je suis sur le point d’égorger mon beau-père :

Du creux de ton néant sors, Sejanus, et vois 

Le trône où mes forfaits t’ont élevé sans toi ?

Si pour des coups si grands, tu te sens trop timide.

Rends-moi l’assassinat, rends-moi le parricide,

Et pour me rendre un crime encor plus déplaisant,

Traître, rends-moi l’amour dont je t’ai fait présent ?

 

Sejanus.

 

Comment agir, Madame, avec une princesse,

Dont il faut ménager l’esprit avec adresse ?

A qui tous nos desseins paraîtraient furieux,

Sans le bandeau d’amour qui lui couvre les yeux.

Hélas ! si dans mon sein vous voyez la contrainte,

Dont déchire on cœur, cette cruelle feinte ;

Quand la haine me force à trahir l’amitié,

Peut-être en cet état vous ferais-je pitié :

Les larmes dont je feins vouloir prendre son âme,

Lui montrent ma douleur bien plutôt que ma flamme.

 

Livilla.

 

O Dieux ! qu’on a de peine à prononcer l’arrêt

Quand on veut condamner un ennemi qui plaît ?

Je t’abhorre, je t’aime, et ma raison confuse,

Comme un luge irrité soi-même se récuse,

Ton crime parle en vain, je n’ose l’écouter,

J’ai peur qu’il ne me force a n’en pouvoir douter :

Quoique sensiblement ta trahison m’offense,

Je me la cache afin d’arrêter ma vengeance,

Ou si plus clairement il me faut exprimer,

Je me la cache afin de te pouvoir aimer.

C’en est trop, Sejanus, ma douleur est contente,

La plus faible raison suffit pour une amante,

Et malgré mon soupçon contre toi si puissant,

Parce que je t’aimai je te crois innocent.

Adieu, vois l’empereur, assiége sa personne,

Qu’en tous lieux ton aspect l’épouvante et l’étonne.

 

Sejanus.

 

Je sais que l’empereur ne peut être averti

Du nom des conjurés qui forment le parti,

Cependant plus ma course approche la barrière,

Plus mon âme recule et me tire en arrière.

 

Livilla.

 

Va, va, ne tremble point, aucun ne te trahit.

 

Sejanus.

 

Une secrète horreur tout mon sang envahit :

Je ne sais quoi me parle, et je ne puis l’entendre,

Ma raison dans mon cœurs s’efforce de descendre,

Mais encor que ce bruit soit un bruit mal distinct,

Je sens que ma raison le cède à mon instinct ;

Cette raison pourtant redevient la maîtresse,

Frappons, voilà l’hostie, et l’occasion presse,

Aussi bien quand le coup me pourrait accabler,
Sejanus peut mourir, mais il ne peut trembler.

Publié dans Poésies et Théâtre

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